samedi 3 mai 2008

GAROUSTE, OU L'ALLEGORIE DE L'INEFFABLE

Ne cherchez pas de toiles accrochées paisiblement à leurs cimaises ! L’exposition consacrée à Gérard Garouste à la Fondation Cartier pour l’art contemporain, à Paris, jusqu’au 24 février prochain, se tient entièrement sous ... chapiteau. L’installation, intitulée Ellipse, met en scène une tente bariolée et énigmatique, qui culmine à huit mètres de haut. L’oeuvre est volumineuse, elle n’est pas pour autant monumentale. Garouste a plutôt érigé une sorte de temple pictural intimiste et polysémique. La tente, en forme de cloche, est constituée de cinquante indiennes. Ces tapisseries libres de tout châssis déclinent les thèmes récurrents de sa peinture : personnages fantastiques et mythologie indicible, comme déroulés sur des parchemins suspendus.

A cinquante-cinq ans, le peintre ouvre pourtant pour la première fois son oeuvre à une dimension nouvelle et saisissante, celle de l’espace. Le spectateur est en effet invité à entrer littéralement dans la peinture. Deux couloirs l’introduisent dans l’envers du décor, à l’intérieur de la tente. On y découvre un univers peint de motifs inquiétants et ésotériques, qui se réfèrent tous aux peintures extérieures, donnant du même coup toute sa résonance à l’oeuvre. Gérard Garouste franchit par cette libération de l’espace-plan une étape importante : il met en scène et en volume une incursion initiatique dans les entrailles de sa propre peinture.



“Ce travail est basé sur l’idée de passage. Le spectateur traverse la toile, et cela l’invite à voir la peinture dans une autre logique que celle définie depuis des siècles, celle de la représentation. Cette lecture conditionne le spectateur à entrer dans une sorte de scénographie. C’est un travail sur le cheminement”, explique Gérard Garouste dans une vidéo présentée sur le lieu de l’exposition.

En passant de l’extérieur vers l’intérieur de la tente, le spectateur digresse d’une polychromie chatoyante vers des nuances plus intimistes, d’une vision globale à l’interrogation du détail, de la mise en fable de personnages fantastiques - comme ces indiens aux visages incrustés sur le torse - , à la révélation de leur rôle d’alibi au service d’une logique improbable... Derrière l‘allégorie revendiquée, le spectateur nomade pénètre dans une énigme intérieure et inconnue, alors qu’il délaisse simultanément la lumière pour la pénombre. Il doit dès lors tisser et reconstruire à l’aune de sa propre exploration, plongé dans les fragments du détail pictural, les fils d’un conte imaginaire. “Ne refusez aucune association d’image ou de pensée”, conseille d’ailleurs fort opportunément un panneau placé à l’entrée de l’exposition !

Décor, mise en scène, jeux de lumière... Le goût pour la scénographie n’est pas nouveau chez Garouste : il concevait des spectacles à la fin des années soixante-dix et réalisa en 1989, comme un clin d’œil prémonitoire, le rideau de scène du Théâtre du Châtelet, à Paris. Mais cette Ellipse, véritable peinture théâtralisée, marque une convergence de ses préocuppations artistiques. “Cette installation constitue une synthèse de mon travail”, explique d’ailleurs le peintre, qui a toujours eu l’impression de courir après le même tableau. On y retrouve le mythe personnel de l’artiste, constitutif de son oeuvre, celui qu’il mettait justement en scène dès 1977 au théâtre Le Palace, à Paris, dans un spectacle intitulé “le Classique et l’Indien”. Il est fait d’un entrelacement entre l’apollinien - le Classique -, et le dyonisiaque - l’Indien -, la construction cartésienne et la folie allégorique.

Récurrent dans l’oeuvre de Garouste, le concept du Classique et de l’Indien transparaît déjà dans ses peintures d’il y a vingt ans, dont quelques-unes sont exposées simultanément à la galerie parisienne Durand-Dessert jusqu’au 19 janvier 2002. Les personnages incertains qui les composent, baignés dans des verts sombres ou des bruns ténébreux, y exhalent la même inquiétante étrangeté qu’Ellipse. Il y a du Greco, du Tintoret et du Goya dans Garouste, et ce n’est sans doute pas un hasard si l’artiste signe un article consacré au grand peintre espagnol des Peintures noires dans le premier numéro de la revue Art Absolument, à paraître en février 2002.

Les grandes légendes mythologiques forgent une partie des créations de Garouste. Elles s’en inspirent ou en transpirent... L’installation de la Fondation Cartier fait ainsi une allusion impalpable à l’histoire de Thamar et Juda, dans la Genèse. “Garouste fait référence à de grands textes depuis qu’il s’est attaqué à la Divine Comédie de Dante, à la fin des années 80”, souligne Anne Dagbert, critique et historienne de l’art, auteur d’un ouvrage sur l’artiste (*). Ces incursions dans les mythes classiques ont culminé en 1996 avec une série d’oeuvres réalisée à partir de Don Quichotte, puis en 2001, avec une illustration de La Haggada, le livre qui conte la sortie des juifs hors d’Egypte. Les encres et les gouaches de cette épopée ont été présentés l’an passé au Musée d’art et d’histoire du Judaïsme, à Paris.

Garouste a toujours préféré qualifier ces créations de “fenêtres ouvertes sur le texte”. Il faut bien avouer que l’artiste se nourrit le plus souvent des mythes comme autant d’alibis. Ces citations allégoriques servent à mettre en scène son interrogation existentielle sur la représentation du divin et le trouble identitaire. Mais progressivement, l’alibi perd jusqu’à son lien avec le mythe, comme une délecture. “Son oeuvre récente devient assez ésotérique, dit Anne Dagbert. Il avance vers une quête de plus en plus personnelle”.

En dépit de ses références nombreuses à des mythes littéraires et bibliques, il existe en outre chez Garouste un déni de la représentation. Pour lui, la peinture ne peut que rendre compte de l’absence
de la chose représentée. Son oeuvre repose sur une mise en scène de la mémoire et du manque. Elle est théâtralement soulignée à la Fondation Cartier par des chaises vides, disposées autour du “temple” Ellipse comme autant de sculptures vaines. Ces chaises semblent symboliser l’allégeance à une divinité absente, comme une représentation visible qui convoquerait en quelque sorte l’invisible. Comme finalement la peinture, comme la Figure. “Le concept d’un portrait est plus abstrait qu’une toile non figurative, dira d’ailleurs Garouste dans le catalogue de l’exposition rétrospective au Centre Georges Pompidou en 1988”, rapporte Anne Dagbert. Garouste n’est donc pas figuratif, ou si peu.

Les arguments de ses détracteurs, qui lui reprochaient à l’aube des années quatre-vingt de s’accrocher aux lambeaux d’un classicisme dépassé, font désormais sourire : à l’abri des modes, le cheminement mystique de la réflexion artistique de Garouste est aujourd’hui d’une brûlante et évidente actualité. Le marché de l’art semble apprécier cette lente maturation, et l’intégrité de son parcours, puisque Garouste est aujourd’hui l’un des artistes dont la cote est la plus élevée en France. Les prix de ses tableaux en vente à la galerie Durand-Dessert oscillent entre 60 000 et 122 000 euros. Son “Dante et Cerbère”, peint en1986, y est mis à prix à 76 225 euros. Ses aquatintes et ses eaux-fortes se négocient jusqu’à 4500 euros. Le peintre a rejoint l’an dernier les troupes de la galerie parisienne Daniel Templon, après deux décennies de collaboration avec Durand-Dessert. Garouste y exposera ses oeuvres les plus récentes à partir du 24 janvier 2002.

Mais c’est loin de Paris que l’artiste poursuit paisiblement sa quête ontologique et son cheminement éthique. Dans l’Eure-et-Loir précisément, à Marcilly-sur-Eure, une bourgade de la campagne normande où il est installé avec son épouse Elisabeth et ses deux fils depuis 1984. Il broie lui-même ses couleurs dans l’immense atelier qu’il y occupe, pour peindre ses toiles imposantes avec des rouges éclatants, des marrons profonds et des verts végétaux qui n’appartiennent qu’à lui. Il y sculpte aussi la terre, le bronze et le fer forgé, et grave des plaques de cuivre à l’eau-forte. Son engagement artistique ne se limite pas au seul travail de ces matériaux. Garouste a fondé en 1991 avec Christian Gotti, un éducateur spécialisé, l’association La Source, pour aider les enfants exclus ou en cours d’exclusion de sa région. La Source leur offre de participer à des activités créatrices encadrées, au sein d’ateliers qui contribuent à rompre leur isolement et favorisent leur réinsertion. Cette seconde oeuvre éclaire indirectement les tableaux de l’artiste, car la préocuppation et la quête y sont finalement les mêmes, à la fois exigeantes et généreuses : donner un sens à la vie.

(*) Gérard Garouste, Anne Dagbert, Fall Edition, 1996


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