dimanche 4 mai 2008

Quel jargon parlez-vous dans votre entreprise ?

Le jargon « maison », ce n'est pas toujours de la tarte... Les entreprises foisonnent d'expressions obscures, indéchiffrables pour les non-initiés. Leur fonction ? Nommer des techniques de travail spécifiques d'un tour de mot et sceller par une langue propre la cohésion d'un groupe.

« Félicité, tu peux monter à la Délivrance ? » Nous ne sommes pas au Couvent Sainte-Marie mais à la Fnac des Halles, à Paris, cet hiver ... Des clients surprennent à la caisse cet échange curieux entre deux salariées. Autre boutique, même trouble... A l'Occitane, chaîne de boutiques cosmétiques, une employée s'inquiète publiquement de savoir « quel a été le taux de rédemption
»...

Le commerce virerait-il dangereusement au religieux à l'aube de 2006 ? Il regorge tout simplement d'un jargon propre, codé et incompréhensible pour le premier venu. La responsable de la Fnac demandait ainsi à l'une de ses salariées de terminer son service et de se rendre à la caisse centrale. Quant à la vendeuse de l'Occitane, elle voulait connaître le taux de retour des coupons envoyés dans le cadre d'une opération de marketing direct...

De la distribution à l'informatique, en passant par le BTP et la finance, chaque activité sécrète une langue à part, à la fois hermétique et fascinante. Certaines expressions à la Prévert font spontanément sourire. Les taxis « prennent une rue en levrette » quand ils sont à contre-sens, les commissaires-priseurs qui font monter les prix d'enchères de façon artificielle « bourrent dans le vide » et quand les couvreurs nettoyent un toit avant « d'allonger de la gaufre » (de poser de la tuile mécanique...), ils « grattent le chapeau ». « Les lieux de travail sont des usines à mots », écrit la linguiste Josiane Boutet.

Ces terminologies ne sont pourtant pas créées pour le seul plaisir de la métaphore. Le jargon des métiers a une fonction très concrète : traduire la complexité de leurs techniques spécifiques à travers un langage plus précis. « C'est une question de rapidité et d'efficacité, souligne Marina Vaquin, responsable du marketing opérationnel à l'Occitane. Le jargon marketing résume par exemple d'un mot des méthodes très particulières et très pointues ». Me-too, sucette, bounce back... Autant de termes qui livrent des concepts dont l'entreprise a besoin. « Il sert à se comprendre plus vite pour travailler plus vite », renchérit Marie-Dominique Baroso, directeur de communication de la GMF. Les termes sont inventés ou détournés à mesure qu'on invente de nouveaux outils, de nouvelles méthodologies et de nouvelles connaissances, pour les définir avec précision.

S'y greffe systématiquement un lexique propre à chaque entreprise. Un commercial de Microsoft ne parle pas comme un ingénieur de Peugeot. A l'Occitane, on fera par exemple «le point sur les PLV lors de la PSA de Pyramides ». Comprenez, faire le point sur les promotions sur les lieux de vente lors de la prochaine réunion « Point sur Action » qui se tiendra à l'antenne du groupe située rue Pyramides... Souci d'efficacité, encore et toujours, mais également besoin de construire une langue propre de reconnaissance. « Il n'y a pas que des mots techniques dans les entreprises, loin de là, explique Dardo de Vecchi, spécialiste du parler d'entreprise et professeur à Paris VII. Chaque entreprise investit d'un sens particulier des mots de tous les jours pour développer in fine ses propres formes discursives ». Toute communauté de travail invente en fait son langage pour se forger une identité. Ce « parler d'entreprise » permet aux individus, en se l'appropriant, de s'intégrer à un groupe. Le jargon joue donc dans l'entreprise un rôle fondamental, celui d'une langue communautaire qui délimite et définit sa propre culture.

Ce dialecte impénétrable émaillé de termes techniques et bourré d'acronymes peut être d'autant plus déconcertant qu'il foisonne d'expressions tout à fait intelligibles mais auxquelles la culture de la «boîte » a modifié le sens... Plongés dedans, les propres salariés ne se rendent compte qu'ils parlent un sabir «maison » qu'à l'arrivée d'un stagiaire ou d'un nouvel embauché qui les regarde avec de gros yeux ronds ! Les fusions d'entreprises constituent également un grand moment de vérité, celui où deux langues s'entrechoquent et doivent se métisser.

« Quand les groupes d'assurance Azur et GMF se sont rapprochés, les jargons internes n'étaient pas les mêmes, il a fallu apprendre à se comprendre », se souvient ainsi Marie Dominique Baroso.

L'anglais peut-il mettre tout le monde d'accord ? Dans l'arène du jargon professsionnel, il devient effectivement très présent. On est désormais passwordé ou loggué, on switche ou on checke blanc, les managers lead by example (montrer l'exemple) ou walk the talk (font effectivement ce qu'ils ont dit qu'ils feront). « Pour une raison simple, explique Dardo de Vecchi. On utilise toujours dans une activité les mots inventés à la source. Les choses arrivées en anglais restent en anglais ». Les Français ont donc légué à la planète le vocabulaire des toilettes (urinoirs, vespasiennes...) et les Américains celui de l'informatique, du marketing, de l'Internet et du management...

Mais l'anglais a ses limites : personne ne parle le même ! « Lors des conférences calls entre filiales, chacun mettait sur le même mot anglais des connotations culturelles et techniques propres à son pays. Nous avons donc développé un glossaire de termes en anglais avec les définitions qu'ils revêtent pour Lafarge », explique Marc Aouston, directeur du développement marketing du groupe de BTP. Ces glossaires de vocabulaires d'entreprise sont en pleine explosion. Ils se nourrissent d'anglicismes et de néologismes, de mots-valises, d'acronymes pour construire des sociolectes dérivés lointains de l'anglais de Shakespeare et du français de Molière - et du chinois de Sun Tzu - pour construire brique par brick, comme la couleur d'un logo, l'identité irréductible de chaque entreprise nationale ou multinationale.


3 questions ...

Dardo Mario de Vecchi, docteur en linguistique, spécialiste du parler d'entreprise, auteur de « Vous avez dit jargon... » aux éditions Eyrolles.

Les jargons utilisés dans les entreprises sont-ils anecdotiques ?
Absolument pas. Une communauté de travail créé des mots car elle en a besoin. Le jargon « maison » n'est pas un argot mais un véritable « parler d'entreprise » développé pour désigner des concepts
et des méthodes de travail spécifiques et pour véhiculer des valeurs et des connaissances particulières. D’où l’intérêt d’apprendre à le mettre en évidence pour mieux comprendre et se situer dans la culture d'entreprise.


Le « parler d'entreprise » est donc un élément-clé de la culture d'
entreprise ?
Effectivement. Chez Renault, on ne parle pas «Volvo» et ce n'est pas un hasard. Le langage « maison »
permet aux entreprises de construire leurs identités. Il joue donc un rôle important pour la cohésion du groupe. En fait, la culture d'une entreprise se cache derrière son jargon. Il intègre ou bien exclut ceux qui ne le maîtrisent pas.

Beaucoup de salariés n'ont pourtant pas l'impression parler une langue étrangère au travail...?
C'est normal, ils baignent dedans. Mais pour comprendre ce qui se passe, il faut la “penser” comme une langue étrangère. Combien de fois pourtant le nouveau stagiaire ou la nouvelle recrue s'étonnent-ils de ne rien comprendre ? Les entreprises mettent de plus en plus souvent à leur disposition des lexiques ou des glossaires qui explicitent la signification immédiate de son vocabulaire et de ses sigles spécifiques. Mais le parler d'entreprise, comme une langue, ne se limite pas à de simples définitions, il est au service de l’entreprise, de ses pratiques et donc de sa culture….



LES BUZZWORDS DU MARKETING ON LINE

« Je t'ai indiqué le taux de viralité dans le J+1 » Je t'ai indiqué le taux qui mesure la proportion des individus qui sont informés de notre campagne marketing sur recommandation d'une autre personne, dans le mail que je t'ai envoyé 24 heures après le début de l'action marketing.

« Le kit média ne comprend que des pop-ups et des skyscrapers » Les outils utilisés pour faire la campagne de communication ne comprend que des fenêtres publicitaires qui s'ouvrent toutes seules sur la page d'un site Internet et des bannières publicitaires consistant en une colonne étroite disposée sur toute la hauteur d'une page Internet.

« L'e-bus mailing a été conçu en sélectionnant les prospects qui avaient des ID from cohérents avec la cible marketing » L'offre de prospection par e-mail a été conçue en sélectionnant ses destinataires selon le cheminement qu'ils avaient suivi sur Internet, en remontant leur parcours du site final jusqu'au site source et en ne retenant que ceux qui sont correspondent aux objectifs visés.

« Le trigger marketing pour cette campagne va créer un buzz d'enfer ». L'utilisation pour cette campagne de la méthode qui consiste à créer des actions marketing se déclenchant automatiquement va permettre de démultiplier le bouche à oreille électronique.


LE PARLER DU BTP

« Je vais faire une gâchée avant de ramasser mes clarinettes » Je vais préparer du plâtre (ou du ciment) avant de ramasser mes outils.

« L'indicateur Otific témoigne de l'attention croissante portée à nos clients ». Otific est l'acronyme créé par Lafarge de « On Time, In Full, Invoiced Correctly », l'expression signifie donc : l'indicateur qui répertorie les produits livrés « à l’heure dite, complets et correctement facturés » témoigne de l'attention portée à nos clients.

« Le déploiement de LFT devrait nous assurer un leadership réel ». Le déploiemente des méthodes de travail spécifiques contenues dans le programme « Leader for Tomorrow » devrait nous permettre d'être à la première place.

« On suit notamment l'évolution des SG&A en observant les KPI » On suit l'évolution des « Sales General & Administration » - les frais généraux spécifiques du groupe – en observant les « Key Performance Indicators » - les indicateurs clés de performance.


LES MOTS DE LA PUB

« On a shooté les photos pour les sucettes » On a réalisé les photographies pour les affiches des petits panneaux publicitaires urbains (l'apparence de ces panneaux sur pied de forme rectangulaire, servant souvent de panneaux d'information municipale d'un côté, rappelle une sucette...)

« Le spot à un problème de synchro, on va attendre pour livrer les bancs d'antenne ». Le son n'est pas synchronisé avec l'image dans le film publicitaire, on va attendre pour le donner aux chaînes de télé.

« Les couleurs de la body ne rendent pas bien sur le Cromalin » Les couleurs du texte en bas de l'annonce publicitaire ne rendent pas bien sur la page de test réalisée pour contrôler la bonne restitution des couleurs, qui sert de référence avant de lancer l'impression d'une affiche ou d'un magazine.

« On fera le point sur le PTC ». On fera le point sur le Plan de Travail Créatif, c'est-à-dire sur les objectifs et la stratégie de la campagne publicitaire.

« On fait une place board asap » Nous organisons une réunion créative le plus tôt possible.


LES VOCABLES DE L'INFORMATIQUE

« Quel est ton forecast ? » Quelles sont tes prévisions (d'affaires) ?

« Tu as des propales dans le pipe ? » Tu as des propositions commerciales en cours d'élaboration ? (dans les tuyaux)

« Alain et Jacques, quels deals avez-vous closés la semaine dernière ? » Alain et Jacques, quels contrats commerciaux avez-vous conclus la semaine dernière ?

« Je me suis loggué sur le réseau du client et depuis je manage l'équipe en remote ». Je suis entré sur le réseau informatique interne du client et depuis je dirige l'équipe à distance.

« Notre intervention va leur permettre de développer une killer application ». Notre intervention va leur permettre de développer un service ou un produit innovant et à forte valeur ajoutée mettant ses promoteurs hors de portée de la concurrence pour longtemps (textuellement : une application qui tue)


LE DIALECTE BIEN CODE DES RECRUTEURS

«Pour ce poste, il nous faut un high flyer ». Pour ce poste, il nous faut un cadre à haut potentiel ayant déjà exercé des responsabilités importantes.

« Tous les candidats shortlistés passeront en assessment center ». Tous les candidats retenus pour la sélection finale passeront des journées d'évaluation et de mise en situation.

« Cette entreprise est off-limit dans notre mission de search ». Cette entreprise ne peut pas être contactée dans le cadre de nos recherches de recrutement par approche directe.

«Le cadre qui vient de passer en e/v a vu l'annonce sur un job board ». Le cadre qui vient de passer en entretien a vu notre annonce sur un site Internet de recherche d'emplois

« Vous devriez consulter nos derniers Flash candidats ». Vous devriez consulter les profils de candidats disponibles, rencontrés et sélectionnés par notre cabinet.




samedi 3 mai 2008

"Deux personnages fantastiques" de Joan Miró, totem d'un art sans tabous

Un étrange duo en résine de polyester marque, de ses douze mètres de haut, l'entrée des Quatre Temps. Bleus, rouges et jaunes, les "Deux personnages fantastiques" de l'artiste Joan Miró (1893-1983) font face, tout en rondeurs, aux arêtes sobres et rectilignes des gratte-ciels de la Défense. Installés en 1980, ces deux géants bigarrés, débonnaires et désinvoltes semblent jaillir d'un conte mythologique. Ils nous propulsent dans une galaxie où la fantaisie le dispute au fantastique.

Par cette sculpture d'assemblage monumentale, Joan Miró poursuivait l'enfantement d'un univers personnel, « un monde véritablement fantasmagorique de monstres vivants », selon ses propres mots. « Par mythologie, j’entends, disait-il, quelque chose qui est doté d’un caractère sacré comme une civilisation antique. » Mi-femmes protectrices, mi-animaux archaïques, ces figures originelles à l'équilibre instable, comme surgies des profondeurs de l’inconscient et suspendues dans l'espace, appartiennent au bestiaire lentement mûri par l'artiste catalan.

Le monde de Miró est articulé autour d'un dialogue incessant entre sa terre catalane et les milieux artistiques et littéraires parisiens qu'il rejoint dès 1920. Peintre et céramiste, ami de Picabia et des surréalistes, il se dégage pourtant de tous les courants dominants pour construire une oeuvre inclassable, d'une liberté plastique totale. Ses créations poursuivent au fil des ans une quête d'alchimiste : l'invention d'un univers fusionnant l'infiniment petit et l'infiniment grand, modelant la féminité naturelle, la fertilité rayonnante, la sensualité de la matière ... “ J’ai une forte envie d’avoir des rapports amoureux, pour ainsi dire, avec ma terre, me coucher sur le sable et lécher ce beau ciel ", écrivait-il en 1927.

Ensorceleur de formes et de couleurs brutes, Joan Miró réussit finalement à renouveler dans son œuvre lumineuse, percée de zones d'ombre, l'expression de ce lien primitif qui nous unit au monde, avec sa dualité : un équilibre instable entre l'allégresse enfantine de l'instant et l'inquiétante étrangeté du destin. Les ingrédients de sa terre catalane y servent de cordon ombilical, réconfortant par leur sensualité irradiante l'évocation trouble des limbes menaçants de l'existence. Vingt-cinq ans après sa disparition, l'artiste catalan reste cet artisan de génie, poète de la métamorphose, qui fait instantanément vibrer en nous une joie de vivre aux élans tragiques. Au coeur de La Défense, ses deux personnages divins incarnent avec un humour décoiffant ce paradoxe d'Icare.

PILAR ALBARACCIN, UN COUP DE POING D'HUMOUR LA OU CA FAIT MAL


La photographie contemporaine espagnole franchit enfin les frontières... Toute une génération de photographes méconnus en France sont invités d'honneur du salon Paris Photo 2005 qui se tient du 17 au 20 novembre au Carrousel du Louvre. Parmi eux, Pilar Albarr
acín s'impose comme une étoile montante. Les photographies de cette Andalouse de 37 ans détonnent par leur expressivité explosive. Un véritable coup de poing d'humour.

Pilar Albarracín puise son inspiration visuelle dans les clichés convenus de l'Andalousie des cartes
postales. Son objectif plonge avec sarcasme et vitalité au coeur des contradictions d'une culture aujourd'hui déracinée par la globalisation. Il dénonce un monde empêtré jusqu'à l'absurde dans les enjeux de la modernité. L'artiste sévillane détourne avec ironie les chromos étouffants du folklore et de la religion, du flamenco et des taureaux, érigés par le franquisme comme l'essence de l'âme espagnole. Elle met à plat sur un ton tragi-comique les failles qu'ils camouflent. Les instants surréalistes captés ou construits par l'artiste appuient là où ça fait mal : la condition de la femme, le ridicule de la tradition, les inégalités sociales, le drame de l'immigration...

Cette immersion critique dans les fondements de la réalité sociale andalouse n'est pourtant pas intellectualisée. Les images sont immédiates, percutantes, aux couleurs brutes et aux mouvements nerveux. L'artiste allume avec sensualité et violence une étincelle d'émotion qui secoue le spectateur. Pluridisciplinaire, Pilar Albarracín joue dans ses vidéos, dans ses sculptures et ses installations sur le même registre volatil et inflammable de la performance visuelle. Un regard kitsch et baroque qui nous touche au plus profond par combustion spontanée...

GAROUSTE, OU L'ALLEGORIE DE L'INEFFABLE

Ne cherchez pas de toiles accrochées paisiblement à leurs cimaises ! L’exposition consacrée à Gérard Garouste à la Fondation Cartier pour l’art contemporain, à Paris, jusqu’au 24 février prochain, se tient entièrement sous ... chapiteau. L’installation, intitulée Ellipse, met en scène une tente bariolée et énigmatique, qui culmine à huit mètres de haut. L’oeuvre est volumineuse, elle n’est pas pour autant monumentale. Garouste a plutôt érigé une sorte de temple pictural intimiste et polysémique. La tente, en forme de cloche, est constituée de cinquante indiennes. Ces tapisseries libres de tout châssis déclinent les thèmes récurrents de sa peinture : personnages fantastiques et mythologie indicible, comme déroulés sur des parchemins suspendus.

A cinquante-cinq ans, le peintre ouvre pourtant pour la première fois son oeuvre à une dimension nouvelle et saisissante, celle de l’espace. Le spectateur est en effet invité à entrer littéralement dans la peinture. Deux couloirs l’introduisent dans l’envers du décor, à l’intérieur de la tente. On y découvre un univers peint de motifs inquiétants et ésotériques, qui se réfèrent tous aux peintures extérieures, donnant du même coup toute sa résonance à l’oeuvre. Gérard Garouste franchit par cette libération de l’espace-plan une étape importante : il met en scène et en volume une incursion initiatique dans les entrailles de sa propre peinture.



“Ce travail est basé sur l’idée de passage. Le spectateur traverse la toile, et cela l’invite à voir la peinture dans une autre logique que celle définie depuis des siècles, celle de la représentation. Cette lecture conditionne le spectateur à entrer dans une sorte de scénographie. C’est un travail sur le cheminement”, explique Gérard Garouste dans une vidéo présentée sur le lieu de l’exposition.

En passant de l’extérieur vers l’intérieur de la tente, le spectateur digresse d’une polychromie chatoyante vers des nuances plus intimistes, d’une vision globale à l’interrogation du détail, de la mise en fable de personnages fantastiques - comme ces indiens aux visages incrustés sur le torse - , à la révélation de leur rôle d’alibi au service d’une logique improbable... Derrière l‘allégorie revendiquée, le spectateur nomade pénètre dans une énigme intérieure et inconnue, alors qu’il délaisse simultanément la lumière pour la pénombre. Il doit dès lors tisser et reconstruire à l’aune de sa propre exploration, plongé dans les fragments du détail pictural, les fils d’un conte imaginaire. “Ne refusez aucune association d’image ou de pensée”, conseille d’ailleurs fort opportunément un panneau placé à l’entrée de l’exposition !

Décor, mise en scène, jeux de lumière... Le goût pour la scénographie n’est pas nouveau chez Garouste : il concevait des spectacles à la fin des années soixante-dix et réalisa en 1989, comme un clin d’œil prémonitoire, le rideau de scène du Théâtre du Châtelet, à Paris. Mais cette Ellipse, véritable peinture théâtralisée, marque une convergence de ses préocuppations artistiques. “Cette installation constitue une synthèse de mon travail”, explique d’ailleurs le peintre, qui a toujours eu l’impression de courir après le même tableau. On y retrouve le mythe personnel de l’artiste, constitutif de son oeuvre, celui qu’il mettait justement en scène dès 1977 au théâtre Le Palace, à Paris, dans un spectacle intitulé “le Classique et l’Indien”. Il est fait d’un entrelacement entre l’apollinien - le Classique -, et le dyonisiaque - l’Indien -, la construction cartésienne et la folie allégorique.

Récurrent dans l’oeuvre de Garouste, le concept du Classique et de l’Indien transparaît déjà dans ses peintures d’il y a vingt ans, dont quelques-unes sont exposées simultanément à la galerie parisienne Durand-Dessert jusqu’au 19 janvier 2002. Les personnages incertains qui les composent, baignés dans des verts sombres ou des bruns ténébreux, y exhalent la même inquiétante étrangeté qu’Ellipse. Il y a du Greco, du Tintoret et du Goya dans Garouste, et ce n’est sans doute pas un hasard si l’artiste signe un article consacré au grand peintre espagnol des Peintures noires dans le premier numéro de la revue Art Absolument, à paraître en février 2002.

Les grandes légendes mythologiques forgent une partie des créations de Garouste. Elles s’en inspirent ou en transpirent... L’installation de la Fondation Cartier fait ainsi une allusion impalpable à l’histoire de Thamar et Juda, dans la Genèse. “Garouste fait référence à de grands textes depuis qu’il s’est attaqué à la Divine Comédie de Dante, à la fin des années 80”, souligne Anne Dagbert, critique et historienne de l’art, auteur d’un ouvrage sur l’artiste (*). Ces incursions dans les mythes classiques ont culminé en 1996 avec une série d’oeuvres réalisée à partir de Don Quichotte, puis en 2001, avec une illustration de La Haggada, le livre qui conte la sortie des juifs hors d’Egypte. Les encres et les gouaches de cette épopée ont été présentés l’an passé au Musée d’art et d’histoire du Judaïsme, à Paris.

Garouste a toujours préféré qualifier ces créations de “fenêtres ouvertes sur le texte”. Il faut bien avouer que l’artiste se nourrit le plus souvent des mythes comme autant d’alibis. Ces citations allégoriques servent à mettre en scène son interrogation existentielle sur la représentation du divin et le trouble identitaire. Mais progressivement, l’alibi perd jusqu’à son lien avec le mythe, comme une délecture. “Son oeuvre récente devient assez ésotérique, dit Anne Dagbert. Il avance vers une quête de plus en plus personnelle”.

En dépit de ses références nombreuses à des mythes littéraires et bibliques, il existe en outre chez Garouste un déni de la représentation. Pour lui, la peinture ne peut que rendre compte de l’absence
de la chose représentée. Son oeuvre repose sur une mise en scène de la mémoire et du manque. Elle est théâtralement soulignée à la Fondation Cartier par des chaises vides, disposées autour du “temple” Ellipse comme autant de sculptures vaines. Ces chaises semblent symboliser l’allégeance à une divinité absente, comme une représentation visible qui convoquerait en quelque sorte l’invisible. Comme finalement la peinture, comme la Figure. “Le concept d’un portrait est plus abstrait qu’une toile non figurative, dira d’ailleurs Garouste dans le catalogue de l’exposition rétrospective au Centre Georges Pompidou en 1988”, rapporte Anne Dagbert. Garouste n’est donc pas figuratif, ou si peu.

Les arguments de ses détracteurs, qui lui reprochaient à l’aube des années quatre-vingt de s’accrocher aux lambeaux d’un classicisme dépassé, font désormais sourire : à l’abri des modes, le cheminement mystique de la réflexion artistique de Garouste est aujourd’hui d’une brûlante et évidente actualité. Le marché de l’art semble apprécier cette lente maturation, et l’intégrité de son parcours, puisque Garouste est aujourd’hui l’un des artistes dont la cote est la plus élevée en France. Les prix de ses tableaux en vente à la galerie Durand-Dessert oscillent entre 60 000 et 122 000 euros. Son “Dante et Cerbère”, peint en1986, y est mis à prix à 76 225 euros. Ses aquatintes et ses eaux-fortes se négocient jusqu’à 4500 euros. Le peintre a rejoint l’an dernier les troupes de la galerie parisienne Daniel Templon, après deux décennies de collaboration avec Durand-Dessert. Garouste y exposera ses oeuvres les plus récentes à partir du 24 janvier 2002.

Mais c’est loin de Paris que l’artiste poursuit paisiblement sa quête ontologique et son cheminement éthique. Dans l’Eure-et-Loir précisément, à Marcilly-sur-Eure, une bourgade de la campagne normande où il est installé avec son épouse Elisabeth et ses deux fils depuis 1984. Il broie lui-même ses couleurs dans l’immense atelier qu’il y occupe, pour peindre ses toiles imposantes avec des rouges éclatants, des marrons profonds et des verts végétaux qui n’appartiennent qu’à lui. Il y sculpte aussi la terre, le bronze et le fer forgé, et grave des plaques de cuivre à l’eau-forte. Son engagement artistique ne se limite pas au seul travail de ces matériaux. Garouste a fondé en 1991 avec Christian Gotti, un éducateur spécialisé, l’association La Source, pour aider les enfants exclus ou en cours d’exclusion de sa région. La Source leur offre de participer à des activités créatrices encadrées, au sein d’ateliers qui contribuent à rompre leur isolement et favorisent leur réinsertion. Cette seconde oeuvre éclaire indirectement les tableaux de l’artiste, car la préocuppation et la quête y sont finalement les mêmes, à la fois exigeantes et généreuses : donner un sens à la vie.

(*) Gérard Garouste, Anne Dagbert, Fall Edition, 1996


CA DEMENAGE !



Cadre supérieur dans un grand laboratoire pharmaceutique, Alexis pilote ses troupes à l'assaut d'une nouvelle frontière : l'installation dans le nouveau siège social du groupe. Investi depuis une semaine, le fringant QG de banlieue se met en ordre de bataille. Mais face au labyrinthe des cartons à moitié défaits, le petit général a soudain perdu le fil d'Ariane. Sur le Périphérique, chaque matin, il oublie de changer de voie et continue de rouler vers l'itinéraire du passé ... Alexis souffre malgré lui d'un syndrôme déroutant, la collision intime entre une trajectoire contrainte et un territoire perdu.

La levée d'ancre d'une entreprise surgit un beau jour de ses plans de conquête avec une logique implacable. Il était une époque où l'enracinement géographique charpentait une identité. Vaisseau amiral de la Seita adossé au quai d'Orsay, trois-mâts de Renault en cale sèche sur l'île de Billancourt ... Désormais, les flottes rompent leurs amarres comme on troque son portable, sous les courants croisés de l'optimisation financière et de la conduite par le changement. « La notion d'état stable n'existe plus en entreprise. Les déménagements successifs incarnent physiquement cette mutation », explique Jean-Louis Muller, directeur associé à la Cegos.

Au milieu de ces grandes manoeuvres, l'équipage doit suivre bon gré mal gré. Convertis en oiseaux migrateurs, les collaborateurs quittent leur nid douillet pour la promesse d'un nouveau chez soi. Mais exposés à tous les vents, ils échouent en terre inconnu. Les repères changent, les symboles et les attributs de pouvoir bougent. Le déplacement est d'abord intime. Derrière la veste repassée se joue la mise en pièces d'un quotidien bien huilé. Comment s'installe cette transition et son cortège d'incertitudes ? Surtout, quand tout le monde veut préserver son coin de potager et ses petits lauriers, au risque de propager des guerres endogènes, comment s'engage-t-on dans cette tribu recomposée en acceptant de renoncer aux oripeaux du passé ?

« Le processus d'un déménagement est toujours drapé de critères très rationnels », dit Pierre Blanc-Sahnoun, coach et conseil d'entreprise. Grande tendance : mettre à l'encan les vieux bijoux de famille pour alléger le ballast des frais fixes et du compte d'exploitation. La morgue des grands paquebots arthritiques ne résiste plus à l'assurance des directeurs financiers. Principal argument d'Aviva pour sacrifier en 2005 son site historique au coeur de Paris ? Un gain annuel de 15,6 millions d'euros. Propriétaire dans le Triangle d'or, la compagnie britannique se retrouve locataire clés en main à la ZAC des Bruyères de Bois-Colombes. « Dans cet immeuble plus fonctionnel, nous avons rassemblé l'ensemble des collaborateurs éparpillés auparavant sur onze sites différents », souligne Bernard Durand, directeur des ressources humaines du groupe.

Alstom à Levallois, Nouvelles Frontières à Montreuil, Arcelor à Saint-Denis ... Depuis dix ans, la valse des ports d'attache répond aux tangos du downsizing, des opa, des cessions ou des fusions. « Les contextes sont en général très chargés, constate l'aménageur d'espaces Richard Galland. Et rares sont les projets qui sont initiés pour être mieux installés ... ». Dans ce grand jeu de Meccano, l'équation du regroupement familial répond à une double contrainte compétitive : travailler mieux en dépensant moins.

Après les faire-parts et les petits fours, l'optimisation par l'exode débouche inexorablement sur la grande lessive de l'efficacité. Dans les nouveaux murs se joue dès lors un théâtre incertain, celui d'une remise à plat de l'espace. « Les scénarios d'aménagement les plus répandus actualisent explicitement le déploiement matriciel des entreprises », explique Pierre Bouchet, consultant en organisation opérationnelle de l'agence Génie des Lieux. La mode de l'open-space et du tout-transversal taille dans le vif les petits comtés d'antan. On décloisonne pour désenkyster, désherber et replanter le décor du travail en équipe : le changement du lieu de travail est le meilleur terreau du ré-engineering. « Comme les entreprises pensent que les gens s'endorment comme les poules si on n'allume pas la lumière, elles en profitent pour mettre en route un nouveau projet d'organisation », dit le coach de dirigeant Thierry Chavel, enseignant à HEC.

Dans cette forêt vierge où sont parachutées les équipes, le discours est toujours enchanté. « La tendance générale consiste à minimiser l'impact individuel du changement pour valoriser la dynamique et les synergies induites. Parfois, les dirigeants veulent afficher qu'il s'agir d'un épiphénomène, pas d'un événement », continue-t-il. Occupés à construire leurs pyramides flexibles, les dirigeants oublient pourtant que les collaborateurs conjuguent la maîtrise d'ouvrage au verbe avoir : sur les nouveaux champs en jachère, ils égrènent avec angoisse les épis arrachés à leur petit bout de propriété.

Deux questions les taraudent : Que vais-je gagner ? Que vais-je perdre ? « Je suis à cinq minutes de chez moi en voiture, détaille Marie, cadre dirigeante d'un groupe mutualiste délocalisé de Montparnasse à Montreuil. Fini le shopping dans les grands magasins, la vue sur un boulevard haussmannien, les balades au jardin du Luxembourg entre midi et deux. Ici, c'est vue plongeante sur le périphérique et le marché aux puces. Je travaille les stores fermés ».

Cette désespérante économie intime fait fi de tout critère collectif. « Dans un déménagement, l'entreprise est du côté de la raison, les collaborateurs sont du côté de l'émotion, souligne le psychiatre Patrick Légeron, du cabinet Stimulus. C'est inévitable. Le changement est un facteur de stress intense ». De la peur à la colère, en passant par le déni et le rejet, chaque individu va donc franchir toutes les étapes d'un processus psychologique éprouvant, celui de l'acceptation. Après les premiers regards sidérés, vient le flair des dangers ... « C'est un réflexe primal, reprend Patrick Légeron. Quand un animal doit s'aventurer en zone inconnue, il n'en percevra d'abord que les menaces ».

Et chacun de s'accrocher au confort de son ancien territoire. L'évitement et le déni se glissent avec délice dans les petits riens quotidiens pour mieux tourner le dos aux camions des déménageurs. Le département commercial de Marc, cadre à Paris, s'en va dans une semaine ? Il redécore les murs de son bureau avec de nouvelles photos de ses enfants. Seulement voilà ! Englués dans les limbes de la nostalgie, les vieux crocodiles pétrifiés et les jeunes loups abasourdis sont soudain confrontés au rituel immuable des cartons. Plongée en apnée dans la poussière des vieux dossiers, images qu'il faut finalement décrocher, vieux stylo que l'on retrouve au fond du tiroir, et au milieu des travées désertées, dernier regard à travers la vitre embuée ... « Un grand moment, souligne le sociologue Dominique Desjeux. Dans le tri du déménagement, on jette toujours une part de soi-même. Et quoiqu'on en dise, un processus de deuil est toujours à l'oeuvre dans cette transition ».

L'odyssée commence dans le frisson de la précarité, vers un domaine où tout doit être reconstruit. C'est immanquablement le début des échauffourées. On recompte ses points et ses atouts. On veut garder la main. Et la peur de perdre la partie déclenche d'épiques combats d'appropriation. Où vais-je être ? A côté de qui ? « Tout le monde tire des plans sur la moquette, dit Pierre Blanc-Sahnoun. Les logiques de comparaison se mettent en place comme une traînée de poudre ». La lutte devient tribale. Emplacement d'angle ? Etage n-3 ? Face nord ? Face sud ? Dans cette guerre de tranchées, chaque attribut gagné ou perdu est interprété, déformé, disséqué et commenté sur l'autel symbolique de ses ambitions et de ses jalousies, comme autant de signes de reconnaissance. « J'ai même vu un cadre mesurer la luminosité de son bureau avec un luxmètre et expliquer très sérieusement à son patron qu'il ne pouvait pas l'occuper car il était plus sombre que l'ancien », continue-t-il.

Qu'on le veuille ou non, le déménagement est une bombe à retardement. « La déception est inhérente au changement : c'est toujours mieux avant. Les premiers mois sont particulièrement critiques, explique Thierry Chavel. La meilleure façon de désamorcer les conflits est d'associer les gens à l'aménagement de leur nouvel espace de vie ». L'absence de concertation est dévastatrice, crient en choeur les consultants. Le passage à la hussarde dans un espace partagé ? C'est carrément Hiroshima. Les managers sont les plus exposés. « On leur demande d'incarner des choses pour lesquelles ils n'ont pas toujours été mis dans le coup, remarque Jean-Louis Muller. S'ils ne sont pas à l'aise, leurs troupes vont s'engouffrer dans la brèche. La création de groupes de travail est indispensable pour canaliser à feu doux ces jeux de pouvoir ».

Alors les grandes entreprises convoquent manitous du changement et grands prêtres de l'aménagement au chevet de leurs ouailles. Cette anticipation en «mode-projet » conduit à plusieurs choix de menus, comme au fast-food. On encourage les apporteurs d'idées, même si les impondérables sont déjà verrouillés... Peu importe, l'essentiel est bien de participer. Et de se dévoiler.

« Pour les dirigeants, le déménagement n'est-il pas une excellente occasion de laisser s'exprimer les préférences et les affinités de chacun ?, se demande la coach Paule Boury-Giroud. Il peut leur servir à la fois de révélateur de la situation réelle et de source d'inspiration ». Dans ces réunions, les collaborateurs entérinent naturellement la décision de déménager. La théorie de l'engagement est passée par là. Contraintes par le discours qu'ils viennent implicitement d'avaliser, leurs dissonances et leurs frustrations sont tuées dans l'oeuf. Au risque de la manipulation... « Je me souviens que l'on nous a d'abord annoncé que nous allions nous retrouver en plateau partagé, dit Eric, chef de service dans un grand groupe de presse. Tout de suite après, les animateurs nous ont demandé si l'on préférait un chauffage classique ou à air pulsé ». Les revendications initiales sont tombées comme un soufflet face au nouveau plat de résistance. C'était plié.

La communication n'a plus qu'à enfoncer le clou. « Son entrée en scène est indispensable, relativise Latifa Hakkou, vice-présidente de l'Arseg, le réseau professionnel des managers de Services Généraux. Le discours doit être cohérent et positif ». Bien sûr. Mais rien de mieux que quelques rituels cathartiques pour faire passer la pilule. La visite du nouveau siège encore désert en voyage organisé, sur le temps des heures de travail ? Un must dans l'épreuve du deuil symbolique. Le pot de départ avant de fermer les portes en chantant « au revoir ma maison que j'aimais bien » ? On leur fait le coup comme à ses propres enfants... « En construisant un mythe, l'ancienne vie se sédimente en Age d'Or », analyse Anne Monjaret, ethnologue au CNRS.

Bonnes mères, les directions les plus généreuses aident à cicatriser la décompensation en distribuant de petits bonbons. « Versement d'une allocation de garde d'enfants d'un montant maximum de 100 euros, prime exceptionnelle de 1000 euros bruts, prêt bonifié de 10 000 euros pour l'acquisition d'un véhicule... », détaille le dispositif d'accompagnement d'un groupe d'assurances.

Pris par la main ou pris au piège, le salarié apprivoisé n'en est pas moins accompagné sur son chemin de croix vers la résilience. « Dans ma nouvelle tour de La Défense, j'ai une vue imprenable sur le cimetière de Nanterre, sourit Hervé, cadre dans un service financier. Ca m'aide à relativiser les dossiers les plus lourds...» Chacun s'intègre dans la chaumière-modèle en ramassant les cailloux semés pour le rassurer; et finit par lâcher prise. A-t-on le choix ? « Les entreprises nagent en plein monde darwinien. Leur credo : s'adapter ou mourir », prévient Jean-Louis Muller.

S'adapter pour survivre, certes ... Mais ne jouent-elles aux apprentis sorciers de la sélection naturelle ? Sur les nouvelles pépinières désincarnées et perpétuellement réagencées, les espaces de socialisation pirates poussent comme des champignons à l'ombre des salles de réunion. Dans la matrice, les tables tournent, les meubles se déplacent pour réinventer des citadelles. Les réseaux informels retissent un lierre plus résistant. Au milieu de ce biotope parasite, une théorie du chaos pourrait-elle avec ses effets papillons accoucher de nouveaux mutants ? Et si de guerre lasse, les derniers avatars du management à l'oeuvre dans les déménagements allaitaient une génération furtive immunisée contre tous les acides du changement ?


ZOOM - Lire à travers les mailles du mètre carré

Fluidité, convergence, souplesse, mobilité, transparence... Les aménageurs d'espaces parlent des nouveaux lieux de travail avec un vocabulaire de chroniqueur de mode. Quels points communs entre le bureau et le tricot ?

- La fin du demi-patron. Tendance lourde, les jeux de rangs sont raccourcis. Les échelons intermédiaires se font tondre la laine sur le dos par le démaillage de l'espace. Au mieux, leurs pièces sont façonnées comme celles de leurs subordonnés. Au pire, ils passent sans faire un pli en plateau partagé pour en découdre avec leur équipes.

- La dictature du prêt-à-porter. Chaque modèle d'aménagement met en avant sa finition haute-couture. Mais la coupe est toujours la même : les espaces ouverts font la loi. Le tour de taille d'un poste de travail a ainsi été rétréci de quinze à huit mètres carrés au fil des ans. Un grand volant de lieux communs tente d'égayer ces échancrures standards d'une touche de fantaisie.

- Le temps du rapiéçage. On joue des coudes, on multiplie les effets de manche, on tire sur les parties les moins confortables ... Résultat, les bureaux bien cintrés se froissent, se déchirent et sont raccommodés. C'est les posters qu'on accroche pour s'isoler, les meubles de rangement érigés en barrage contre les indiscrétions... Insensiblement, le nouvel espace reprend la forme de son corps social.


REGARD - Un cheptel difficile à mener...

Les entreprises maîtrisent-elles vraiment la géopolitique humaine de la transhumance ? La carotte et les coups de bâton ne font pas forcément le bon berger. Quand elles déménagent à escient pour écarter les brebis galeuses, ce sont les grosses têtes qui désertent la meute pour un paisible enclos du centre-ville. Elles s'échinent à trouver un herbage qui n'éloigne personne de ses pâturages familiaux ? Les chefs du troupeau lui reprochent immanquablement un exil lointain, loin... de leurs résidences secondaires. Et si les nouveaux locaux sentent bon les alpages, les vieux boucs se sédentarisent et refusent d'être du prochain voyage.