jeudi 19 novembre 2009

GUERNICA 1937



Cette œuvre violente et symbolique du peintre espagnol Pablo Picasso est l’un des tableaux les plus connus et les plus marquants du vingtième siècle. Quel événement tragique retrace-t-il ? Pourquoi est-il devenu si célèbre ? Comment a-t-il été peint ? Décryptage.
Pour la première fois de sa vie, Pablo Picasso (1881-1973) s’engage avec « Guernica » dans un combat politique par le biais de l’art : le peintre évoque dans ce tableau un massacre sanglant commis pendant la Guerre Civile Espagnole (1936-1939).
Le lundi 26 avril 1937, jour de marché, à 16h30, vingt-deux trimoteurs de l’aviation allemande de la légion Condor bombardent par surprise pendant quatre heures, en accord avec les forces fascistes du général Franco, le petit village basque de Guernica (Gernika, en langue basque). C’est le premier bombardement massif de civils de l’histoire contemporaine : 1654 personnes sont tuées. Trois mois plus tôt, le gouvernement républicain espagnol avait passé commande à Picasso d’une œuvre pour son pavillon de l'Exposition universelle de Paris. L’artiste n’hésite pas : révolté par le carnage, qui annonce les horreurs de la Seconde Guerre Mondiale, il décide de transfigurer le drame en une fresque monumentale prémonitoire, de presque huit mètres de long...
Dévoilée au public à Paris pendant l’été 1937, la toile, peinte en moins de deux mois, après la réalisation de plus de quarante-cinq croquis en couleurs, transcende l’actualité et devient un manifeste artistique contre les horreurs de la guerre. Une majorité de spécialistes la considèrent désormais comme l’une des œuvres majeures du 20ème siècle.
La force de Guernica ? Se dégager de l’événement dramatique pour faire passer un message universel. Picasso ne se contente pas, en effet, de dépeindre les faits : il donne corps à une métaphore intemporelle qui témoigne de la violence et de la cruauté humaine. Cette métamorphose, l’artiste l’accomplit d’abord en créant des personnages tragiques. Ils composent une véritable scène mythologique moderne. 
 

Du chaos apparent se dégagent huit figures symboliques hallucinées, humaines et animales. A gauche, une mère, le buste dénudé, tient un enfant mort dans ses bras et hurle de détresse. Derrière se tient un taureau menaçant, qui se détache du fond sombre. Pour Picasso, c’est le symbole de « la brutalité et de l’obscurité ». A côté, un oiseau s’égosille dans l’obscurité. Au centre de l’œuvre, un cheval terrassé symbolise le peuple espagnol. Au sol, un soldat est étendu, l’épée brisée à la main. A droite, une femme se traîne péniblement, une autre lève les bras au ciel, vers une fenêtre, dans une attitude suppliante. Enfin, sur sa gauche surgit une tête fantomatique, prolongée par un bras tenant une lampe, surnommée « la porteuse de lumière ».
Ces personnages complexes ont donné lieu à de multiples interprétations. Selon Jean Clair, historien de l’art et directeur du musée Picasso « Guernica » serait une « nativité à l’envers » : Joseph est à terre, l’enfant est mort-né, le taureau a remplacé le bœuf... Toutes les analyses convergent cependant sur un point : le tableau suggère une lutte entre le bien et le mal et dénonce l’assassinat d’une valeur sacrée, la vie.
 
Le langage plastique renforce par sa puissance expressive la portée allégorique de l’œuvre. Picasso utilise les techniques cubistes et expressionnistes. Elles lui permettent de créer des formes plates et simplifiées, de morceler les corps, de démanteler les figures, de traduire le déchirement de la chair, bref d’exacerber les expressions de détresse et d’horreur. L’espace du tableau est organisé comme une frise, mais structuré sur des plans triangulaires, avec des diagonales, des horizontales et des verticales caractéristiques du cubisme. Il s’en trouve contracté et tendu. La base du principal triangle occupe toute la largeur de la toile, la lampe en constituant le sommet. Le trait le plus frappant de la toile, outre le refus de toute perspective, est sans doute la quasi-absence de couleurs. Réduites au noir, au blanc et au gris, elles répandent une tonalité de deuil et renforcent la sensation d’anéantissement total. 
Picasso avait été formel : « Guernica » ne devait pas entrer en Espagne avant le rétablissement d’un régime démocratique. Exposé au Métropolitan Museum de New-York à partir de 1939, ce tableau testamentaire de l’histoire espagnole et emblématique de l’art contemporain sera finalement donné à l’Etat espagnol en 1981. Il est exposé depuis 1992 au Musée National Reina Sofia de Madrid.


La scène
« Guernica » montre des personnages victimes d’un bombardement. Ils se détachent du fond sombre par leurs couleurs claires. Les figures des personnages sont vues de face et de profil simultanément. Cette multiplication des angles de vue intensifie la charge dramatique : elle permet de saisir dans leur globalité la douleur des visages qui implorent le ciel face à un ennemi invisible. C’est un procédé caractéristique du cubisme, que Pablo Picasso pratique depuis « Les Demoiselles d’Avignon », en 1907.
Le décor
Nous sommes dans un espace fermé, sans 
doute une ou plusieurs maisons. Le sol est en effet recouvert d’un dallage et il semble y avoir des poutres au plafond. Au centre, en haut, se distingue un bout de toit, symbolisé par quelques tuiles Les lieux sont éclairés par une ampoule électrique, dont le halo représente un œil et dont la clarté suggère l’incandescence des bombes. Une fenêtre donne, à droite, sur l’extérieur. Transformé en scène d’intérieur, le bombardement, qui a eu lieu en plein jour, gagne en intensité dramatique. 
 

Zoom 1 - Le cheval 
Picasso déclare dans le journal « La Fraternité », du 20 septembre 1945, que le cheval de Guernica représente le peuple espagnol. Transpercé par une lance, il se tord de douleur, prêt à s’affaisser, la gueule ouverte, comme lâchant un hennissement perçant. Son corps est couvert de petits traits noirs. Evoquent-ils les caractères typographiques du journal où Picasso découvrit la nouvelle du massacre, ou énumèrent-ils chaque citoyen du peuple espagnol ? 




    
 
Zoom 2 - Le taureau
Pour Picasso, ce taureau immobile et menaçant symbolise « la brutalité et de l’obscurité ». Son corps sombre contraste avec sa tête blanche, tournée vers la gauche. Ses yeux envoûtants dévisagent le spectateur. Il symbolise une certaine Espagne, celle des corridas sanglantes et de la mise à mort. Il rappelle aussi le Minotaure de la mythologie grecque.








Zoom 3 - La porteuse de lumière
Cette femme fantomatique semble faire irruption dans le tableau, comme venant de l’extérieur. Son visage blanc semble atterré par les événements et son long bras évanescent brandit une lampe, ce qui lui vaut le surnom de « porteuse de lumière ». Métaphore de la colombe, elle viendrait signifier, au cœur du désastre, que tout n’est pas perdu.




Zoom 4 - Le soldat

Le seul personnage masculin du tableau tient une épée brisée dans sa main droite. Il s’agit sans doute d’un soldat. Ses bras étendus en croix suggèrent qu’il est mort. Ses yeux, bien qu’ouverts, sont d’ailleurs inexpressifs. Une petite fleur pousse dans sa main. Un ultime symbole d’espoir ?




L’œuvre - Le charnier (1944/48) - Huile sur toile, 2x2,5 m. New-York, MoMA
« Plus tard, peut-être, un historien démontrera que ma peinture a changé sous l’influence de la guerre. Moi-même, je ne le sais pas », a dit Picasso. « Guernica » ne fut pas, en tout cas, le seul de ses tableaux consacré aux carnages humains. Avec « le Charnier », il dénonce sept ans plus tard les camps de concentration. Cette toile présente plusieurs analogies plastiques avec « Guernica ». On y retrouve l’utilisation exclusive de couleurs blanches, noires ou grises, l’absence de perspective, l’espace contracté et les corps disloqués.








lundi 2 novembre 2009

CA DEMENAGE !


Cadre supérieur dans un grand laboratoire pharmaceutique, Alexis pilote ses troupes à l'assaut d'une nouvelle frontière : l'installation dans le nouveau siège social du groupe. Investi depuis une semaine, le fringant QG de banlieue se met en ordre de bataille. Mais face au labyrinthe des cartons à moitié défaits, le petit général a soudain perdu le fil d'Ariane. Sur le Périphérique, chaque matin, il oublie de changer de voie et continue de rouler vers l'itinéraire du passé ... Alexis souffre malgré lui d'un syndrôme déroutant, la collision intime entre une trajectoire contrainte et un territoire perdu.

La levée d'ancre d'une entreprise surgit un beau jour de ses plans de conquête avec une logique implacable. Il était une époque où l'enracinement géographique charpentait une identité. Vaisseau amiral de la Seita adossé au quai d'Orsay, trois-mâts de Renault en cale sèche sur l'île de Billancourt ... Désormais, les flottes rompent leurs amarres comme on troque son portable, sous les courants croisés de l'optimisation financière et de la conduite par le changement. « La notion d'état stable n'existe plus en entreprise. Les déménagements successifs incarnent physiquement cette mutation », explique Jean-Louis Muller, directeur associé à la Cegos.

Au milieu de ces grandes manoeuvres, l'équipage doit suivre bon gré mal gré. Convertis en oiseaux migrateurs, les collaborateurs quittent leur nid douillet pour la promesse d'un nouveau chez soi. Mais exposés à tous les vents, ils échouent en terre inconnu. Les repères changent, les symboles et les attributs de pouvoir bougent. Le déplacement est d'abord intime. Derrière la veste repassée se joue la mise en pièces d'un quotidien bien huilé.

Comment s'installe cette transition et son cortège d'incertitudes ? Surtout, quand tout le monde veut préserver son coin de potager et ses petits lauriers, au risque de propager des guerres endogènes, comment s'engage-t-on dans cette tribu recomposée en acceptant de renoncer aux oripeaux du passé ?
« Le processus d'un déménagement est toujours drapé de critères très rationnels », dit Pierre Blanc-Sahnoun, coach et conseil d'entreprise. Grande tendance : mettre à l'encan les vieux bijoux de famille pour alléger le ballast des frais fixes et du compte d'exploitation.

La morgue des grands paquebots arthritiques ne résiste plus à l'assurance des directeurs financiers. Principal argument d'Aviva pour sacrifier en 2005 son site historique au coeur de Paris ? Un gain annuel de 15,6 millions d'euros. Propriétaire dans le Triangle d'or, la compagnie britannique se retrouve locataire clés en main à la ZAC des Bruyères de Bois-Colombes. « Dans cet immeuble plus fonctionnel, nous avons rassemblé l'ensemble des collaborateurs éparpillés auparavant sur onze sites différents », souligne Bernard Durand, directeur des ressources humaines du groupe.
Alstom à Levallois, Nouvelles Frontières à Montreuil, Arcelor à Saint-Denis ...

Depuis dix ans, la valse des ports d'attache répond aux tangos du downsizing, des opa, des cessions ou des fusions. « Les contextes sont en général très chargés, constate l'aménageur d'espaces Richard Galland. Et rares sont les projets qui sont initiés pour être mieux installés ... ». Dans ce grand jeu de Meccano, l'équation du regroupement familial répond à une double contrainte compétitive : travailler mieux en dépensant moins.


Après les faire-parts et les petits fours, l'optimisation par l'exode débouche inexorablement sur la grande lessive de l'efficacité. Dans les nouveaux murs se joue dès lors un théâtre incertain, celui d'une remise à plat de l'espace. « Les scénarios d'aménagement les plus répandus actualisent explicitement le déploiement matriciel des entreprises », explique Pierre Bouchet, consultant en organisation opérationnelle de l'agence Génie des Lieux. La mode de l'open-space et du tout-transversal taille dans le vif les petits comtés d'antan. On décloisonne pour désenkyster, désherber et replanter le décor du travail en équipe : le changement du lieu de travail est le meilleur terreau du ré-engineering. « Comme les entreprises pensent que les gens s'endorment comme les poules si on n'allume pas la lumière, elles en profitent pour mettre en route un nouveau projet d'organisation », dit le coach de dirigeant Thierry Chavel, enseignant à HEC.


Dans cette forêt vierge où sont parachutées les équipes, le discours est toujours enchanté. « La tendance générale consiste à minimiser l'impact individuel du changement pour valoriser la dynamique et les synergies induites. Parfois, les dirigeants veulent afficher qu'il s'agir d'un épiphénomène, pas d'un événement », continue-t-il. Occupés à construire leurs pyramides flexibles, les dirigeants oublient pourtant que les collaborateurs conjuguent la maîtrise d'ouvrage au verbe avoir : sur les nouveaux champs en jachère, ils égrènent avec angoisse les épis arrachés à leur petit bout de propriété.

Deux questions les taraudent : Que vais-je gagner ? Que vais-je perdre ? « Je suis à cinq minutes de chez moi en voiture, détaille Marie, cadre dirigeante d'un groupe mutualiste délocalisé de Montparnasse à Montreuil. Mais fini le shopping dans les grands magasins, la vue sur un boulevard haussmannien, les balades au jardin du Luxembourg entre midi et deux. Ici, c'est vue plongeante sur le périphérique et le marché aux puces. Je travaille les stores fermés ». Cette désespérante économie intime fait fi de tout critère collectif. « Dans un déménagement, l'entreprise est du côté de la raison, les collaborateurs sont du côté de l'émotion, souligne le psychiatre Patrick Légeron, du cabinet Stimulus. C'est inévitable. Le changement est un facteur de stress intense ».

De la peur à la colère, en passant par le déni et le rejet, chaque individu va donc franchir toutes les étapes d'un processus psychologique éprouvant, celui de l'acceptation. Après les premiers regards sidérés, vient le flair des dangers ... « C'est un réflexe primal, reprend Patrick Légeron. Quand un animal doit s'aventurer en zone inconnue, il n'en percevra d'abord que les menaces ».
Et chacun de s'accrocher au confort de son ancien territoire. L'évitement et le déni se glissent avec délice dans les petits riens quotidiens pour mieux tourner le dos aux camions des déménageurs. Le département commercial de Marc, cadre à Paris, s'en va dans une semaine ? Il redécore les murs de son bureau avec de nouvelles photos de ses enfants.

Seulement voilà ! Englués dans les limbes de la nostalgie, les vieux crocodiles pétrifiés et les jeunes loups abasourdis sont soudain confrontés au rituel immuable des cartons. Plongée en apnée dans la poussière des vieux dossiers, images qu'il faut finalement décrocher, vieux stylo que l'on retrouve au fond du tiroir, et au milieu des travées désertées, dernier regard à travers la vitre embuée ... « Un grand moment, souligne le sociologue Dominique Desjeux. Dans le tri du déménagement, on jette toujours une part de soi-même. Et quoiqu'on en dise, un processus de deuil est toujours à l'oeuvre dans cette transition ».


L'odyssée commence dans le frisson de la précarité, vers un domaine où tout doit être reconstruit. C'est immanquablement le début des échauffourées. On recompte ses points et ses atouts. On veut garder la main. Et la peur de perdre la partie déclenche d'épiques combats d'appropriation. Où vais-je être ? A côté de qui ? « Tout le monde tire des plans sur la moquette, dit Pierre Blanc-Sahnoun. Les logiques de comparaison se mettent en place comme une traînée de poudre ». La lutte devient tribale. Emplacement d'angle ? Etage n-3 ? Face nord ? Face sud ? Dans cette guerre de tranchées, chaque attribut gagné ou perdu est interprété, déformé, disséqué et commenté sur l'autel symbolique de ses ambitions et de ses jalousies, comme autant de signes de reconnaissance. « J'ai même vu un cadre mesurer la luminosité de son bureau avec un luxmètre et expliquer très sérieusement à son patron qu'il ne pouvait pas l'occuper car il était plus sombre que l'ancien », continue-t-il.


Qu'on le veuille ou non, le déménagement est une bombe à retardement. « La déception est inhérente au changement : c'est toujours mieux avant. Les premiers mois sont particulièrement critiques, explique Thierry Chavel. La meilleure façon de désamorcer les conflits est d'associer les gens à l'aménagement de leur nouvel espace de vie ». L'absence de concertation est dévastatrice, crient en choeur les consultants. Le passage à la hussarde dans un espace partagé ? C'est carrément Hiroshima. Les managers sont les plus exposés. « On leur demande d'incarner des choses pour lesquelles ils n'ont pas toujours été mis dans le coup, remarque Jean-Louis Muller. S'ils ne sont pas à l'aise, leurs troupes vont s'engouffrer dans la brèche. La création de groupes de travail est indispensable pour canaliser à feu doux ces jeux de pouvoir ».
Alors les grandes entreprises convoquent manitous du changement et grands prêtres de l'aménagement au chevet de leurs ouailles. Cette anticipation en «mode-projet » conduit à plusieurs choix de menus, comme au fast-food. On encourage les apporteurs d'idées, même si les impondérables sont déjà verrouillés... Peu importe, l'essentiel est bien de participer. Et de se dévoiler. « Pour les dirigeants, le déménagement n'est-il pas une excellente occasion de laisser s'exprimer les préférences et les affinités de chacun ?, se demande la coach Paule Boury-Giroud. Il peut leur servir à la fois de révélateur de la situation réelle et de source d'inspiration ».

Dans ces réunions, les collaborateurs entérinent naturellement la décision de déménager. La théorie de l'engagement est passée par là. Contraintes par le discours qu'ils viennent implicitement d'avaliser, leurs dissonances et leurs frustrations sont tuées dans l'oeuf. Au risque de la manipulation... « Je me souviens que l'on nous a d'abord annoncé que nous allions nous retrouver en plateau partagé, dit Eric, chef de service dans un grand groupe de presse. Tout de suite après, les animateurs nous ont demandé si l'on préférait un chauffage classique ou à air pulsé ». Les revendications initiales sont tombées comme un soufflet face au nouveau plat de résistance. C'était plié.


La communication n'a plus qu'à enfoncer le clou. « Son entrée en scène est indispensable, relativise Latifa Hakkou, vice-présidente de l'Arseg, le réseau professionnel des managers de Services Généraux. Le discours doit être cohérent et positif ». Bien sûr. Mais rien de mieux que quelques rituels cathartiques pour faire passer la pilule. La visite du nouveau siège encore désert en voyage organisé, sur le temps des heures de travail ? Un must dans l'épreuve du deuil symbolique. Le pot de départ avant de fermer les portes en chantant « au revoir ma maison que j'aimais bien » ? On leur fait le coup comme à ses propres enfants... « En construisant un mythe, l'ancienne vie se sédimente en Age d'Or », analyse Anne Monjaret, ethnologue au CNRS.


Bonnes mères, les directions les plus généreuses aident à cicatriser la décompensation en distribuant de petits bonbons. « Versement d'une allocation de garde d'enfants d'un montant maximum de 100 euros, prime exceptionnelle de 1000 euros bruts, prêt bonifié de 10 000 euros pour l'acquisition d'un véhicule... », détaille le dispositif d'accompagnement d'un groupe d'assurances.
Pris par la main ou pris au piège, le salarié apprivoisé n'en est pas moins accompagné sur son chemin de croix vers la résilience. « Dans ma nouvelle tour de La Défense, j'ai une vue imprenable sur le cimetière de Nanterre, sourit Hervé, cadre dans un service financier. Ca m'aide à relativiser les dossiers les plus lourds...» Chacun s'intègre dans la chaumière-modèle en ramassant les cailloux semés pour le rassurer; et finit par lâcher prise. A-t-on le choix ? « Les entreprises nagent en plein monde darwinien. Leur credo : s'adapter ou mourir », prévient Jean-Louis Muller.

S'adapter pour survivre, certes ... Mais ne jouent-elles aux apprentis sorciers de la sélection naturelle ? Sur les nouvelles pépinières désincarnées et perpétuellement réagencées, les espaces de socialisation pirates poussent comme des champignons à l'ombre des salles de réunion. Dans la matrice, les tables tournent, les meubles se déplacent pour réinventer des citadelles. Les réseaux informels retissent un lierre plus résistant. Au milieu de ce biotope parasite, une théorie du chaos pourrait-elle avec ses effets papillons accoucher de nouveaux mutants ? Et si de guerre lasse, les derniers avatars du management à l'oeuvre dans les déménagements allaitaient une génération furtive immunisée contre tous les acides du changement ?

ZOOM - Lire à travers les mailles du mètre carré
Fluidité, convergence, souplesse, mobilité, transparence... Les aménageurs d'espaces parlent des nouveaux lieux de travail avec un vocabulaire de chroniqueur de mode. Quels points communs entre le bureau et le tricot ?

- La fin du demi-patron. Tendance lourde, les jeux de rangs sont raccourcis. Les échelons intermédiaires se font tondre la laine sur le dos par le démaillage de l'espace. Au mieux, leurs pièces sont façonnées comme celles de leurs subordonnés. Au pire, ils passent sans faire un pli en plateau partagé pour en découdre avec leur équipes.

- La dictature du prêt-à-porter. Chaque modèle d'aménagement met en avant sa finition haute-couture. Mais la coupe est toujours la même : les espaces ouverts font la loi. Le tour de taille d'un poste de travail a ainsi été rétréci de quinze à huit mètres carrés au fil des ans. Un grand volant de lieux communs tente d'égayer ces échancrures standards d'une touche de fantaisie.


- Le temps du rapiéçage. On joue des coudes, on multiplie les effets de manche, on tire sur les parties les moins confortables ... Résultat, les bureaux bien cintrés se froissent, se déchirent et sont raccommodés. C'est les posters qu'on accroche pour s'isoler, les meubles de rangement érigés en barrage contre les indiscrétions... Insensiblement, le nouvel espace reprend la forme de son corps social.

REGARD - Un cheptel difficile à mener...
Les entreprises maîtrisent-elles vraiment la géopolitique humaine de la transhumance ? La carotte et les coups de bâton ne font pas forcément le bon berger. Quand elles déménagent à escient pour écarter les brebis galeuses, ce sont les grosses têtes qui désertent la meute pour un paisible enclos du centre-ville. Elles s'échinent à trouver un herbage qui n'éloigne personne de ses pâturages familiaux ? Les chefs du troupeau lui reprochent immanquablement un exil lointain, loin... de leurs résidences secondaires. Et si les nouveaux locaux sentent bon les alpages, les vieux boucs se sédentarisent et refusent d'être du prochain voyage.

samedi 31 octobre 2009

MAIS QUI EST DONC ... BILL VIOLA ?

Il médite sur écran géant sur la mémoire, la conscience, la vie et la mort. Cette quête intimiste et exigeante l'a consacré en moins de vingt ans star mystique et fascinante de l'art vidéo contemporain.

Ses oeuvres touchent au mystique. Depuis 30 ans, les vidéos de Bill Viola explorent les profondeurs de l'âme humaine. Sans compromis. « L'objet véritable de ma recherche, c'est la vie, et l'Etre même », explique-t-il. Le vidéaste américain acclamé dans le monde entier a choisi la vidéo pour capter... l'insaisissable.
Dans ses installations spectaculai
res présentées sur des murs entiers dans les plus grands musées du monde, ses images extrêmes sont déconcertantes. A sa façon. Pas de sang ni de violence, le paroxysme chez lui, c'est un visage humain qui crie face à un miroir (sa première vidéo, Tape 1, en 1972) ou un homme assis sur une chaise qui fixe une caméra de surveillance (Reasons for knocking at an Empty House, 1983). Ces performances intimistes d'hommes ordinaires placés en situations extrêmes servent pour Viola à s'interroger sur la conscience humaine. Il traque cet instant fragile où l'expérience limite oscille entre illusion, absurdité et dépassement. L'artiste renvoie finalement les spectateurs vers une petite interrogation dérangeante que chacun cherche à planquer : dans quel sens faut-il prendre la vie ? Le résultat inquiète, bouleverse ou créé un profond malaise.

L'artiste passe en revue l'identité humaine - « l'expérience totale du moi intérieur » selon ses mots -, depuis ses débuts en 1972. Rapidement, ses visions sobres et dépouillées prennent une dimension spirituelle au cours des années 1970. Viola se plonge alors dans les textes du Livre des Morts égyptien et dans les traditions hindouistes et bouddhistes. Il voyage en Asie et devient un adepte zélé du zen. Ses oeuvres explorent les éléments chers au bouddhisme – l'eau, le feu, l'air, la terre, la quête d'unité comme dans Chott el Djerid (A Portrait in Light and Heat). Filmée en 1979 sur un lac asséché du désert tunisien, cette vidéo de 28 minutes est une métaphore sur le temps qui passe et sur la transcendance. Des images hallucinantes rendent compte d'un monde fragile qui hésite entre mirages et réalité. Mais la quête spirituelle et méditative de Viola part surtout des rituels humains de la vie ordinaire : sommeil, naissance, respiration... Comme dans The Passing (1991), son oeuvre majeure, et The Messenger (1996), où un homme nu nage dans un lac. Ces vidéos franchissent pourtant les rives de l'extraordinaire grâce à leur mise en scène et à leur traitement visuel.

Viola immerge ses spectateurs dans une véritable dimension métaphorique et mystique en jouant avec un brio technologique hors pair sur leur perception sensorielle. Il veut avant tout toucher les sens et créer une expérience physique ... Ses installations monumentales sont constamment baignées dans une obscurité qui sacralise leur projection. Les images semblent fragiles, fragmentées, diluées, quasiment organiques. Le son, patiemment travaillé. Le temps est dilaté et manipulé comme une quatrième dimension pour acquérir un sens propre, comme dans ces portraits de visages humain du cycle Passions (1995/2000), filmés en accélérés puis projetés au ralenti...

A partir de 1995, Bill Viola se réconcilie avec la tradition chrétienne et occidentale. Il s'inspire des thèmes bibliques de tableaux de maîtres anciens ou classiques qui le fascinent. Ce ralliement culmine dans Emergence, une composition de 2002 réalisée pour une exposition à la National Gallery de Londres. L'oeuvre transpose littéralement en vidéo la scène biblique d'une fresque du peintre florentin du 15ème siècle Masolino, où deux femmes portent le corps sans vie d'un homme, le Christ... Ses vidéos récentes sont plus laïques, comme Ascension (2000). Un homme y saute à pieds joints dans une eau boueuse. Ses bras sont écartés et il remonte comme par magie à la surface avant de replonger à nouveau. Le clin d'oeil biblique persiste donc et la quête mystique de Viola, celle des « expériences les plus profondes et les plus intimes de chaque individu » s'inspire de plus en plus des chromos de la tradition.


Ses oeuvres clés

The passing – 1991. Cette vidéo de 54 minutes sur le passage de la vie à la mort, sur les cycles de vie, est considérée comme le chef d'oeuvre de Viola. Des événements personnels (la mort de sa mère, la naissance de son premier fils) ont fourni la trame à ces images brutes qui explore le déclin d'un individu de sa naissance à son extinction.




The Quintet of the Astonished – 2000.

Bill Viola a entamé avec cette oeuvre sa série des «Passions », des études sur les expressions du visage portées à leur paroxysme et inspirées de tableaux de maîtres anciens. Ce quintet de l'étonnement est librement inspiré du « Christ injurié » (vers 1490-1500) du peintre Jérôme Bosch.


Incrementation – 1984. Bill Viola fait une entrée fracassante dans le monde des ventes publiques le 27 juin 2002, chez Christie's, à Londres, avec cette vidéo. Plus de 30 ans après ses débuts artistiques , cet auto-portrait de 1984 est la première de ses oeuvres vendue aux enchères. Un prix record - 62 240 euros - et une consécration pour l'art vidéo.


Ses inspirateurs

Daien Tanaka. Passionné par les philosophies orientales, Bill Viola fait la rencontre de ce peintre et maître zen en 1980, lors d'un séjour au Japon. Elle sera décisive. Daien Tanaka devient son guide spirituel et influence la quête mystique de Bill Viola, omniprésente dans ses installations vidéo.

Mashall Mac Luhan (1911-1980). Ce sociologue canadien a lancé le célèbre credo : « Le medium, c'est le message » (Medium is message). Pour lui, le sens délivré par une image est largement tributaire de la technique utilisée pour la produire. La théorie de Mac Luhan fait découvrir à Viola que la technologie n'est pas une fin en soi dans la pratique artistique mais qu'elle intervient directement dans la signification perçue du message.

Jacopo Pontormo (1494-1557). 1995 marque un tournant dans l'oeuvre de Bill Viola. L'installation son et vidéo qu'il créée cette année-là, « The Greeting », fait pour la première fois explicitement référence à un tableau de la Renaissance, « La visitation » de Pontormo (1528-1529), un peintre maniériste du 16ème siècle. Depuis, l'oeuvre de Viola superpose à son habituelle saisie de l'univers environnant des mises en scène inspirées d'oeuvres des maîtres anciens et de la Renaissance italienne.


Andrei Tarkovski (1932 – 1986). Les images de ce cinéaste soviétique de l'après-guerre, considéré comme l'un des maîtres du 7ème art, ont imprégné l'enfance du vidéaste, à côté de celles de Stanley Kubrick. Ses films baignés de mysticisme sont conçus comme des territoires temporels qui mettent en scène le déchirement humain entre le spirituel et le matériel, la nature et le social, l'histoire et l'individu.


Sa vie en bref

1951 Il naît à Flushing (Etat de New York), aux Etats-Unis

1970 Il commence à travailler avec la vidéo au département d'art de la Syracuse University

1974 Il fait sa première grande exposition à « The kitchen », à New York

1983 La France découvre Viola à la grande expo que lui consacre le Musée d'Art Moderne de la Ville de Paris

1995 Il représente les Etats-Unis à la 46ème Biennale de Venise

2005 Il crée des vidéos qui servent de décor pour le «Tristan et Isolde » mis en scène par Peter Sellars à l'Opéra Bastille.