lundi 2 novembre 2009

CA DEMENAGE !


Cadre supérieur dans un grand laboratoire pharmaceutique, Alexis pilote ses troupes à l'assaut d'une nouvelle frontière : l'installation dans le nouveau siège social du groupe. Investi depuis une semaine, le fringant QG de banlieue se met en ordre de bataille. Mais face au labyrinthe des cartons à moitié défaits, le petit général a soudain perdu le fil d'Ariane. Sur le Périphérique, chaque matin, il oublie de changer de voie et continue de rouler vers l'itinéraire du passé ... Alexis souffre malgré lui d'un syndrôme déroutant, la collision intime entre une trajectoire contrainte et un territoire perdu.

La levée d'ancre d'une entreprise surgit un beau jour de ses plans de conquête avec une logique implacable. Il était une époque où l'enracinement géographique charpentait une identité. Vaisseau amiral de la Seita adossé au quai d'Orsay, trois-mâts de Renault en cale sèche sur l'île de Billancourt ... Désormais, les flottes rompent leurs amarres comme on troque son portable, sous les courants croisés de l'optimisation financière et de la conduite par le changement. « La notion d'état stable n'existe plus en entreprise. Les déménagements successifs incarnent physiquement cette mutation », explique Jean-Louis Muller, directeur associé à la Cegos.

Au milieu de ces grandes manoeuvres, l'équipage doit suivre bon gré mal gré. Convertis en oiseaux migrateurs, les collaborateurs quittent leur nid douillet pour la promesse d'un nouveau chez soi. Mais exposés à tous les vents, ils échouent en terre inconnu. Les repères changent, les symboles et les attributs de pouvoir bougent. Le déplacement est d'abord intime. Derrière la veste repassée se joue la mise en pièces d'un quotidien bien huilé.

Comment s'installe cette transition et son cortège d'incertitudes ? Surtout, quand tout le monde veut préserver son coin de potager et ses petits lauriers, au risque de propager des guerres endogènes, comment s'engage-t-on dans cette tribu recomposée en acceptant de renoncer aux oripeaux du passé ?
« Le processus d'un déménagement est toujours drapé de critères très rationnels », dit Pierre Blanc-Sahnoun, coach et conseil d'entreprise. Grande tendance : mettre à l'encan les vieux bijoux de famille pour alléger le ballast des frais fixes et du compte d'exploitation.

La morgue des grands paquebots arthritiques ne résiste plus à l'assurance des directeurs financiers. Principal argument d'Aviva pour sacrifier en 2005 son site historique au coeur de Paris ? Un gain annuel de 15,6 millions d'euros. Propriétaire dans le Triangle d'or, la compagnie britannique se retrouve locataire clés en main à la ZAC des Bruyères de Bois-Colombes. « Dans cet immeuble plus fonctionnel, nous avons rassemblé l'ensemble des collaborateurs éparpillés auparavant sur onze sites différents », souligne Bernard Durand, directeur des ressources humaines du groupe.
Alstom à Levallois, Nouvelles Frontières à Montreuil, Arcelor à Saint-Denis ...

Depuis dix ans, la valse des ports d'attache répond aux tangos du downsizing, des opa, des cessions ou des fusions. « Les contextes sont en général très chargés, constate l'aménageur d'espaces Richard Galland. Et rares sont les projets qui sont initiés pour être mieux installés ... ». Dans ce grand jeu de Meccano, l'équation du regroupement familial répond à une double contrainte compétitive : travailler mieux en dépensant moins.


Après les faire-parts et les petits fours, l'optimisation par l'exode débouche inexorablement sur la grande lessive de l'efficacité. Dans les nouveaux murs se joue dès lors un théâtre incertain, celui d'une remise à plat de l'espace. « Les scénarios d'aménagement les plus répandus actualisent explicitement le déploiement matriciel des entreprises », explique Pierre Bouchet, consultant en organisation opérationnelle de l'agence Génie des Lieux. La mode de l'open-space et du tout-transversal taille dans le vif les petits comtés d'antan. On décloisonne pour désenkyster, désherber et replanter le décor du travail en équipe : le changement du lieu de travail est le meilleur terreau du ré-engineering. « Comme les entreprises pensent que les gens s'endorment comme les poules si on n'allume pas la lumière, elles en profitent pour mettre en route un nouveau projet d'organisation », dit le coach de dirigeant Thierry Chavel, enseignant à HEC.


Dans cette forêt vierge où sont parachutées les équipes, le discours est toujours enchanté. « La tendance générale consiste à minimiser l'impact individuel du changement pour valoriser la dynamique et les synergies induites. Parfois, les dirigeants veulent afficher qu'il s'agir d'un épiphénomène, pas d'un événement », continue-t-il. Occupés à construire leurs pyramides flexibles, les dirigeants oublient pourtant que les collaborateurs conjuguent la maîtrise d'ouvrage au verbe avoir : sur les nouveaux champs en jachère, ils égrènent avec angoisse les épis arrachés à leur petit bout de propriété.

Deux questions les taraudent : Que vais-je gagner ? Que vais-je perdre ? « Je suis à cinq minutes de chez moi en voiture, détaille Marie, cadre dirigeante d'un groupe mutualiste délocalisé de Montparnasse à Montreuil. Mais fini le shopping dans les grands magasins, la vue sur un boulevard haussmannien, les balades au jardin du Luxembourg entre midi et deux. Ici, c'est vue plongeante sur le périphérique et le marché aux puces. Je travaille les stores fermés ». Cette désespérante économie intime fait fi de tout critère collectif. « Dans un déménagement, l'entreprise est du côté de la raison, les collaborateurs sont du côté de l'émotion, souligne le psychiatre Patrick Légeron, du cabinet Stimulus. C'est inévitable. Le changement est un facteur de stress intense ».

De la peur à la colère, en passant par le déni et le rejet, chaque individu va donc franchir toutes les étapes d'un processus psychologique éprouvant, celui de l'acceptation. Après les premiers regards sidérés, vient le flair des dangers ... « C'est un réflexe primal, reprend Patrick Légeron. Quand un animal doit s'aventurer en zone inconnue, il n'en percevra d'abord que les menaces ».
Et chacun de s'accrocher au confort de son ancien territoire. L'évitement et le déni se glissent avec délice dans les petits riens quotidiens pour mieux tourner le dos aux camions des déménageurs. Le département commercial de Marc, cadre à Paris, s'en va dans une semaine ? Il redécore les murs de son bureau avec de nouvelles photos de ses enfants.

Seulement voilà ! Englués dans les limbes de la nostalgie, les vieux crocodiles pétrifiés et les jeunes loups abasourdis sont soudain confrontés au rituel immuable des cartons. Plongée en apnée dans la poussière des vieux dossiers, images qu'il faut finalement décrocher, vieux stylo que l'on retrouve au fond du tiroir, et au milieu des travées désertées, dernier regard à travers la vitre embuée ... « Un grand moment, souligne le sociologue Dominique Desjeux. Dans le tri du déménagement, on jette toujours une part de soi-même. Et quoiqu'on en dise, un processus de deuil est toujours à l'oeuvre dans cette transition ».


L'odyssée commence dans le frisson de la précarité, vers un domaine où tout doit être reconstruit. C'est immanquablement le début des échauffourées. On recompte ses points et ses atouts. On veut garder la main. Et la peur de perdre la partie déclenche d'épiques combats d'appropriation. Où vais-je être ? A côté de qui ? « Tout le monde tire des plans sur la moquette, dit Pierre Blanc-Sahnoun. Les logiques de comparaison se mettent en place comme une traînée de poudre ». La lutte devient tribale. Emplacement d'angle ? Etage n-3 ? Face nord ? Face sud ? Dans cette guerre de tranchées, chaque attribut gagné ou perdu est interprété, déformé, disséqué et commenté sur l'autel symbolique de ses ambitions et de ses jalousies, comme autant de signes de reconnaissance. « J'ai même vu un cadre mesurer la luminosité de son bureau avec un luxmètre et expliquer très sérieusement à son patron qu'il ne pouvait pas l'occuper car il était plus sombre que l'ancien », continue-t-il.


Qu'on le veuille ou non, le déménagement est une bombe à retardement. « La déception est inhérente au changement : c'est toujours mieux avant. Les premiers mois sont particulièrement critiques, explique Thierry Chavel. La meilleure façon de désamorcer les conflits est d'associer les gens à l'aménagement de leur nouvel espace de vie ». L'absence de concertation est dévastatrice, crient en choeur les consultants. Le passage à la hussarde dans un espace partagé ? C'est carrément Hiroshima. Les managers sont les plus exposés. « On leur demande d'incarner des choses pour lesquelles ils n'ont pas toujours été mis dans le coup, remarque Jean-Louis Muller. S'ils ne sont pas à l'aise, leurs troupes vont s'engouffrer dans la brèche. La création de groupes de travail est indispensable pour canaliser à feu doux ces jeux de pouvoir ».
Alors les grandes entreprises convoquent manitous du changement et grands prêtres de l'aménagement au chevet de leurs ouailles. Cette anticipation en «mode-projet » conduit à plusieurs choix de menus, comme au fast-food. On encourage les apporteurs d'idées, même si les impondérables sont déjà verrouillés... Peu importe, l'essentiel est bien de participer. Et de se dévoiler. « Pour les dirigeants, le déménagement n'est-il pas une excellente occasion de laisser s'exprimer les préférences et les affinités de chacun ?, se demande la coach Paule Boury-Giroud. Il peut leur servir à la fois de révélateur de la situation réelle et de source d'inspiration ».

Dans ces réunions, les collaborateurs entérinent naturellement la décision de déménager. La théorie de l'engagement est passée par là. Contraintes par le discours qu'ils viennent implicitement d'avaliser, leurs dissonances et leurs frustrations sont tuées dans l'oeuf. Au risque de la manipulation... « Je me souviens que l'on nous a d'abord annoncé que nous allions nous retrouver en plateau partagé, dit Eric, chef de service dans un grand groupe de presse. Tout de suite après, les animateurs nous ont demandé si l'on préférait un chauffage classique ou à air pulsé ». Les revendications initiales sont tombées comme un soufflet face au nouveau plat de résistance. C'était plié.


La communication n'a plus qu'à enfoncer le clou. « Son entrée en scène est indispensable, relativise Latifa Hakkou, vice-présidente de l'Arseg, le réseau professionnel des managers de Services Généraux. Le discours doit être cohérent et positif ». Bien sûr. Mais rien de mieux que quelques rituels cathartiques pour faire passer la pilule. La visite du nouveau siège encore désert en voyage organisé, sur le temps des heures de travail ? Un must dans l'épreuve du deuil symbolique. Le pot de départ avant de fermer les portes en chantant « au revoir ma maison que j'aimais bien » ? On leur fait le coup comme à ses propres enfants... « En construisant un mythe, l'ancienne vie se sédimente en Age d'Or », analyse Anne Monjaret, ethnologue au CNRS.


Bonnes mères, les directions les plus généreuses aident à cicatriser la décompensation en distribuant de petits bonbons. « Versement d'une allocation de garde d'enfants d'un montant maximum de 100 euros, prime exceptionnelle de 1000 euros bruts, prêt bonifié de 10 000 euros pour l'acquisition d'un véhicule... », détaille le dispositif d'accompagnement d'un groupe d'assurances.
Pris par la main ou pris au piège, le salarié apprivoisé n'en est pas moins accompagné sur son chemin de croix vers la résilience. « Dans ma nouvelle tour de La Défense, j'ai une vue imprenable sur le cimetière de Nanterre, sourit Hervé, cadre dans un service financier. Ca m'aide à relativiser les dossiers les plus lourds...» Chacun s'intègre dans la chaumière-modèle en ramassant les cailloux semés pour le rassurer; et finit par lâcher prise. A-t-on le choix ? « Les entreprises nagent en plein monde darwinien. Leur credo : s'adapter ou mourir », prévient Jean-Louis Muller.

S'adapter pour survivre, certes ... Mais ne jouent-elles aux apprentis sorciers de la sélection naturelle ? Sur les nouvelles pépinières désincarnées et perpétuellement réagencées, les espaces de socialisation pirates poussent comme des champignons à l'ombre des salles de réunion. Dans la matrice, les tables tournent, les meubles se déplacent pour réinventer des citadelles. Les réseaux informels retissent un lierre plus résistant. Au milieu de ce biotope parasite, une théorie du chaos pourrait-elle avec ses effets papillons accoucher de nouveaux mutants ? Et si de guerre lasse, les derniers avatars du management à l'oeuvre dans les déménagements allaitaient une génération furtive immunisée contre tous les acides du changement ?

ZOOM - Lire à travers les mailles du mètre carré
Fluidité, convergence, souplesse, mobilité, transparence... Les aménageurs d'espaces parlent des nouveaux lieux de travail avec un vocabulaire de chroniqueur de mode. Quels points communs entre le bureau et le tricot ?

- La fin du demi-patron. Tendance lourde, les jeux de rangs sont raccourcis. Les échelons intermédiaires se font tondre la laine sur le dos par le démaillage de l'espace. Au mieux, leurs pièces sont façonnées comme celles de leurs subordonnés. Au pire, ils passent sans faire un pli en plateau partagé pour en découdre avec leur équipes.

- La dictature du prêt-à-porter. Chaque modèle d'aménagement met en avant sa finition haute-couture. Mais la coupe est toujours la même : les espaces ouverts font la loi. Le tour de taille d'un poste de travail a ainsi été rétréci de quinze à huit mètres carrés au fil des ans. Un grand volant de lieux communs tente d'égayer ces échancrures standards d'une touche de fantaisie.


- Le temps du rapiéçage. On joue des coudes, on multiplie les effets de manche, on tire sur les parties les moins confortables ... Résultat, les bureaux bien cintrés se froissent, se déchirent et sont raccommodés. C'est les posters qu'on accroche pour s'isoler, les meubles de rangement érigés en barrage contre les indiscrétions... Insensiblement, le nouvel espace reprend la forme de son corps social.

REGARD - Un cheptel difficile à mener...
Les entreprises maîtrisent-elles vraiment la géopolitique humaine de la transhumance ? La carotte et les coups de bâton ne font pas forcément le bon berger. Quand elles déménagent à escient pour écarter les brebis galeuses, ce sont les grosses têtes qui désertent la meute pour un paisible enclos du centre-ville. Elles s'échinent à trouver un herbage qui n'éloigne personne de ses pâturages familiaux ? Les chefs du troupeau lui reprochent immanquablement un exil lointain, loin... de leurs résidences secondaires. Et si les nouveaux locaux sentent bon les alpages, les vieux boucs se sédentarisent et refusent d'être du prochain voyage.

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